« Il est gay » : chronique d’une perte sans départ
Une femme, deux filles, un mari et la révélation fatale. Voici le point de départ d’un récit où l’amour, l’attente et la sidération se bousculent, façon montagnes russes sans harnais ni ticket retour. Rien ne laissait présager que le quotidien bourgeois entre auteurs, bâtisseurs et souvenirs liégeois allait dérailler sur une confession trois mots : « Il est gay ».
Un aveu qui pulvérise les certitudes
Le choc, d’abord. On imagine les murs trembler plus que lors de la dernière tempête et le canapé, pris à témoin, soudain trop petit pour contenir l’incrédulité. Depuis toujours, Vincent aimait les hommes. Mais pourquoi cet aveu si tardif ? Simple : il craignait de perdre celle qui depuis toujours rêvait d’une vie soudée. Quant à elle, déjà marquée par une aventure deux ans auparavant avec un homme marié, aucune indignation ne la submerge. Sa fidélité à son éducation la pousserait plutôt à exiger l’annulation de leur mariage, mais l’espoir que tout cela ne soit qu’une passade l’emporte… en apparence. Car le mal est fait, et creuse lentement, durablement, une faille entre eux.
- Vincent, bâtisseur passionné.
- Elle, autrice de livres exigeants.
- Une lignée d’ancêtres, pionniers métallurgistes liégeois.
- Mais surtout, deux filles, et un chien, visiblement plus choyé que l’épouse elle-même.
Dieter, Brian, Markus… et les mystérieux petits hommes verts
On découvre qu’avant même le mariage, Dieter s’était glissé dans l’histoire. Puis sont venus Brian, Markus, Jérôme, Nikolaï, 28 ans de moins que Vincent (c’est précis), et encore d’autres. Pas des invités surprises d’un soir : ces amants migrent dans la maison familiale, occuperont successivement le lit conjugal, s’épanouissant là où elle-même, l’épouse, doit se contenter d’une chambre d’amis. La voici reléguée, invisible, comme une figurante échouée dans une série dont elle n’aurait surtout pas compris le pitch.
Téléportée loin de son monde, elle tente de faire de son journal intime un exutoire : les « mystérieux petits hommes verts », alias les conquêtes masculines de Vincent, deviennent le public silencieux de sa chute, tandis qu’elle s’accroche à ce qui lui reste de dignité.
- Le lit conjugal : occupé tour à tour.
- La chambre d’amis : son nouvel abri.
- L’humour, parfois : « Ils sont tellement amusants ! » notent les filles.
Rester ou partir ? L’illusion du choix
Il y a chez elle cette volonté farouche de croire qu’elle peut rester l’unique, même quand la vie lui démonte savamment l’inverse. Pourquoi ne pas partir, alors ? Parce que, justement, Vincent souhaite plus que tout préserver une vie commune. Parce que l’idée de rester l’unique, l’épouse officielle au cœur du chaos, la séduit et la réconforte autant qu’elle la fait souffrir. Otage d’un imaginaire monogame, elle assiste à sa propre disparition sociale, oscillant entre humiliation et résignation, alors même que les amants de Vincent se montrent chaleureux, que les filles les adorent, et que la vie, têtue, continue. L’ironie est là : ses remplaçants sont aussi des compagnons de jeux pour ses enfants.
Caroline Lamarche, à partir de ce vertige intenable, compose un livre vibrant où l’impossible ne fait que s’épaissir. L’autrice, qui siège à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique depuis 2014 et a reçu le Goncourt de la nouvelle en 2019, en tire une leçon tranchée : ce sont les aveux les plus douloureux qui accouchent souvent des récits les plus puissants.
Certains râleront que ces récits d’autofiction pullulent, là où Flaubert, Balzac et consorts esquissaient de « vrais » romans, creusant l’âme humaine sans en faire le théâtre du moi. Les histoires de couples brisés ne manquent pas, c’est vrai, et il suffirait de regarder la galaxie people ou feuilletons pour en trouver mille variations. Les blagues lourdes pourraient fuser… mais on s’en passera volontiers.
Qu’on s’en agace ou qu’on s’y noie avec empathie, cette histoire interroge l’endurance de ceux et celles qui, au cœur du drame, tentent coûte que coûte de reprendre le pouvoir là où tout leur échappe. Si la littérature ne console pas, elle ouvre du moins une fenêtre sur ce que signifie aimer, perdre et parfois survivre, sans jamais vraiment quitter la scène.